De marins à esclaves
Le sort peu enviable de quelques marins de Montoir
1702, Denis Leprestre, natif de Montoir, meurt comme esclave à Salé port de la côte atlantique du Maroc.
1707, René Leprestre est de retour à Montoir après six années de captivité et d’esclavage.
1709, Denis Moyon est de retour à Montoir après huit années de captivité et d’esclavage.
1712, Pierre Charon, libéré après 11 années d’esclavage décède sur la route du retour à Malaga.
1716, Charles Jehaneau, est de retour à Montoir après 14 années d’esclavage.
Capturé et réduit à l’état d’esclave, c’est ainsi que fin 1701 se termine le voyage au long cours de cinq montoirins qui avaient quittés Nantes en novembre 1701 pour se rendre à Saint-Domingue aux Antilles. Membres de l’équipage avec dix autres marins, ils naviguaient sur le Gaillard, navire nantais de 70 tonneaux commandé par le capitaine montoirin breveté depuis 1699, René Leprestre, quand le navire est attaqué dans l’océan Atlantique par l’un des chébecs des redoutés corsaires salétins. L’équipage français capturé est emmené au port de Salé (près de Rabat) pour y être vendu comme esclave et sans doute utilisé sur les chébecs pour les manœuvres ou comme rameurs.
Chébec – Esclavage
Deux mots employés dans le précédent paragraphe méritent quelques explications et un court développement : chébec et pourquoi employer le mot esclavage ?
Le poète français Paul Valéry (1871-1945) regrette la disparition de la marine à voile et cite le chébec ce navire hispano-barbaresque, avec une nostalgie certaine dans un texte de 1936 « Ces bateaux comme il n’en existe plus guère, ces types séculaires que la vapeur et le pétrole ont exterminés, les étranges chébecs par exemple, aux formes d’une élégance orientale, qui avaient la proue grêle et bizarrement dessinée, … ».
Un chébec de la méditerranée
L’origine du nom de ces navires « d’élégance orientale » serait le mot catalan, xabec, qui désignait aux XVe – XVIe siècles un petit bateau de pêche de Catalogne, à voile latine. Amélioré et transformé, il devient un voilier léger, très manœuvrant, à coque fine, aux extrémités élancées, à fort éperon, avec trois-mâts portant des voiles latines. Le mât de misaine ou trinquet incliné sur l’avant lui donne une allure caractéristique. En absence de vent, des rames peuvent être utilisées. La configuration du pont impose alors de ramer debout. Certains chébecs sont armés pour la guerre ou la piraterie. Atteignant une quarantaine de mètres, ils peuvent recevoir 280 hommes et porter une surface de voiles de l’ordre de 800 m². Pour l’attaque, entre les rames, de petits sabords permettent installer une vingtaine de canons. Ces navires taillés pour la course et à faible tirant d’eau d’origine hispano-arabe seront très largement utilisés au cours des XVIIe et XVIIIe siècles en Méditerranée par les marines royales espagnole et française, par les marchands, mais également par les corsaires et pirates sillonnant les côtes barbaresques de la Méditerranée et celles marocaines de l’Atlantique quant ils ne s’aventurent pas jusqu’aux côtes irlandaises !
Quant à l’esclavage, il a débuté bien avant la traite négrière organisée par les Européens en Afrique de l’Ouest. Il est pratiqué par tous les peuples de l’Antiquité, Égyptiens, Grecs, Romains, peuples nomades du Moyen-Orient… en recherche de travailleurs et de soldats. A compter du VIe siècle de notre ère, avec l’extension continue de la religion musulmane et la conquête de nouveaux territoires, la nécessité de rechercher de la main-d’œuvre et des soldats se développe, d’autant que le calife Omar, (581-644) est à l’origine d’une législation qui interdit de mettre en servitude un musulman. Cette législation va pousser les musulmans dès les VIIe et VIIIe siècles à chercher des esclaves hors de leurs terres, c’est-à-dire en Afrique noire et en Europe orientale. Les esclaves viennent des Balkans, du Caucase, de l’Afrique de l’ouest et orientale et des équipages des navires européens. Les nations européennes ne sont pas en reste, leurs marines et chevaliers de Malte prennent en chasse ces barbaresques et les envoient ramer sur les galères de sa majesté très catholique, le roi d’Espagne ou de sa majesté très chrétienne, le roi de France. Du XIIe au XVIe siècle, une grande part de commerce de la méditerranée est aux mains des marchands de Gènes, Florence et de la Catalogne, les marchés aux esclaves y sont florissants.
Confrontant les diverses sources, l’anthropologue spécialiste du monde musulman, Malek Chebel estime dans son ouvrage L’esclavage en terre d’Islam, paru en 2007, à plus de 20 millions le « volume total de l’esclavage en terres arabes et musulmanes » durant les quatorze derniers siècles. Ce nombre englobe des captifs d’origines ethniques et géographiques fort diverses aussi bien les captifs des guerres slaves, les concubines et les domestiques des régions du Caucase, de l’est de la mer Noire que les domestiques noirs achetés à des négriers ou razziés dans les villages du Sahel, les marins chrétiens capturés par les corsaires barbaresques en Méditerranée.
Afin de libérer les marins et autres européens chrétiens capturés et soumis à l’esclavage, un ordre religieux catholique est fondé par un languedocien Pierre Nolasque (1189-1256) pour racheter « les chrétiens captifs des pirates maures et réduits à l’esclavage. » Il s’agit de l’Ordre des Mercédaires, encore appelé Ordre de Notre-Dame-de-la-Merci (Ordo Beatæ Mariæ Virginis de Redemptione Captivorum). Au cours des siècles cet ordre aurait participé à la libération d’environ 500 000 captifs chrétiens !
Rachat des captifs chrétiens par des Mercédaires vers 1670
Qui sont les corsaire salétins à l’origine de la prise du Gaillard
En 1701, Moulay Ismaïl ben Chérif (vers 1645 – 1727) est au pouvoir depuis 1672 comme sultan du Maroc. Alors que Louis XIV règne sur la France, Moulay Ismaïl sur un pays qui sera à l’apogée de sa puissance en reprenant bien des ports de la côte marocaine tenus par les Européens, faisant des milliers de prisonniers chrétiens, mais également en chassant d’Alger les Ottomans. Son règne est le plus long, plus de cinquante années, de la dynastie alaouite dont le roi actuel du Maroc descend. A côté de ces conquêtes et succès militaires , c’est un roi bâtisseur, dont le grand palais de Meknès, des jardins, des portes monumentales, de plus de quarante kilomètres de murailles et de nombreuses mosquées.
Mais une partie de sa fortune et de son autorité repose sur la flotte qu’il contrôle à Salé-le-Vieux et Salé-le-Neuf (Rabat) sur la côte atlantique du Maroc.
Vue actuelle du port de Salé au Maroc
Les corsaires de Salé, les Salétins ont pour mission d’approvisionner le sultan en esclaves chrétiens, en armes et tout ce qu’ils peuvent prendre lors de leurs razzias tant en Méditerranée qu’en Atlantique et Mer du Nord. Moulay Ismaïl est surnommé le « roi sanguinaire » par les Européens, en raison de sa cruauté et de sa justice sommaire et un rituel du diocèse de Coutances (Normandie) « Mon Dieu gardez-nous des Salétins »
Le rachat mouvementé des marins montoirins
Ordre des Mercédaires, Ordre de Notre Dame de la Merci
L’ordre des Mercédaires va intervenir afin d’essayer de libérer les marins montoirins. Comme souvent lors de captures et de rachat d’esclaves, les négociations sont aléatoires, parfois difficiles, et les résultats incertains. En effet, les conditions ne sont guère à l’avantage des chrétiens qui souvent doivent payer, mais également fournir des esclaves en compensation.
Entre 1704 et 1716, trois voyages sont organisés par les Pères de l’ordre des Mercédaires dans les états du Maroc pour y faire un rachat des captifs et esclaves Français.
En janvier 1704, des captifs-esclaves dont René Leprestre et Charles Jehanneaux signent une lettre de remerciements au Comte de Pontchartrain, secrétaire d’État de la Marine de Louis XIV, pour le remercier des secours envoyés et exprimer l’espoir prochain de leur libération. Déception, le 22 avril 1704, aucun marin de Montoir ne sera du voyage de retour de Salé à Nantes. Seulement 12 esclaves prendront place à bord du Patriarche navire deNantes, commandé par René Darquistade, futur maire de Nantes. Le voyage ne fut pas de tout repos et le Patriarche devra affronter les éléments déchaînés et finira sa course échoué sur un banc de sable au large de Paimbœuf.
En Août 1706, Étienne Pillet, un marchand français, renégat, installé à Salé, est chargé par la République de Gènes de négocier le rachat des esclaves génois. Il se rend à Meknès, capitale du sultan Moulay Ismaïl, et obtient le rachat de 18 esclaves Génois moyennant 730 piastres par tête et au même prix, trois esclaves français, Michel Baron natif de St-Malo, Raymond Larbourie natif d’Oléron et René Leprestre natif de Montoir. Tous rejoignent Cadix (Espagne) et de là, René Leprestre s’embarque sur un bateau français et retrouve Montoir en mai 1707.
En 1708, Pillet obtient la liberté de deux autres esclaves dont Denis Moyon, natif de Montoir qui fut négocié pour 630 piastres et un Maure. Sa liberté fut facilitée car il était boiteux depuis le début de sa captivité. Mais sur le navire du retour, libre, miracle, plus besoin de bâton pour se déplacer ! Il est de retour à Montoir en 1709.
Les Mercédaires rencontrent les barbaresques pour racheter des captifs esclaves
Malgré les quelques libérations obtenues par le dénommé Pillet, les religieux de l’Ordre de Notre-Dame-de-la-Merci s’activent pour la libération de dizaines voire centaines de chrétiens captifs et esclavages. En juillet 1706, ils proposent pour le rachat de chacun des esclaves français, 200 piastres et un Maure, plus un présent pour le roi et 1000 piastres pour l’intermédiaire. La mission échoue. Cinq ans plus tard, en 1711, un accord est enfin conclu pour le rachat d’une vingtaine de Français. Si la mission d’échange se met en route en octobre 1711, après bien des vicissitudes dues aux difficultés du voyage et aux intempéries, l’échange se déroule à partir du 27 avril 1712 au bord de la mer d’où ils sont conduits à Ceuta, ville sous domination espagnole depuis le XVe siècle. Delà, les captifs redevenus libres partent pour Cadix et attendent le mois de septembre 1712 pour embarquer sur un navire qui doit se rendre à Marseille après avoir pris un chargement d’huile d’olive à Malaga. Parmi les libérés, Pierre Charon, natif de Montoir. Son état ne lui permet pas de reprendre la mer après l’escale de Malaga. Il reste à terre et décède à Malaga quelques mois plus tard.Malgré les années, les négociations, transactions, échanges, tous les marins de Montoir ne sont pas encore libres. Reste Charles Jehaneau qui restera 14 années comme esclave avant d’être racheté 300 piastres et échangé contre un Maure, et ce, en 1716. De retour à Montoir, il décède quelques années plus tard à l’hôpital de Nantes.
Petite histoire de la grande histoire de la marine et des aventures d’hommes partis sur les mers pour vivre et faire vivre leur famille, qui ne demandaient qu’à exercer leur métier, et conduire à bon port des hommes et des chargements. Les éléments naturels n’étaient pas toujours les seuls aléas de la navigation, la volonté de conquête, de possession et de main-mise sur les hommes par certains individus, rendaient encore plus incertaine la navigation des navires.
Yves-Marie Allain – janvier 2023.
Marins montoirins de l’équipage du Gaillard capturés par les Salétins en novembre 1701
- René LEPRESTRE (Capitaine), né le mardi 6 décembre 1667 à Montoir section de Saint-Malo, est le fils légitime de Gilles Leprestre et de Julienne Richard. Il se marie avec Jeanne Mahé (1673-1728) le mardi 3 juin 1692 à Montoir. Il est breveté capitaine en 1699.
- Pierre CHARON, Matelot, beau-frère du Capitaine Leprestre, né le mardi 28 avril 1676 à Montoir, section de Saint-Malo-de-Guersac, est le fils légitime de Germain CHARON et de Julienne DUPIN. Sa mère Julienne meurt le 27 mai 1690, Pierre est âgé de 14 ans. Son père Germain meurt le 23 octobre 1692, Pierre est âgé de 16 ans. Il se marie avec Jacquette Leprestre (la sœur du Capitaine René Leprestre), la fille légitime de Gilles Leprestre et de Julienne Richard le mardi 1er juillet 1698 à Montoir. Pierre Charon décède à Malaga sur la route du retour en France, quelques mois après sa libération.
- Charles JEHANEAU, Matelot, né le jeudi 16 juillet 1682 à La Croix de Saint-Malo en Montoir, est le fils légitime de Arthur Jehaneau et de Élisabeth Charon. Il se marie avec Perrine Halgand vers 1718 à Montoir. Il décède le dimanche 12 décembre 1723, à l’âge de 41 ans, à Montoir.
- Denis MOYON, Matelot, né le jeudi 30 juillet 1676 à Trignac en Montoir est le fils légitime de Denis Moyon et de Jeanne Vincent. Il se marie le lundi 26 octobre 1699 à Montoir avec Guillemette Macé (1680-1731). Denis Moyon décède en septembre 1723, à l’âge de 47 ans, à l’hôpital de Nantes.
- Denis LEPRESTRE Matelot fils de Pierre, mort en esclave à Salé en 1702.
Remerciements :
Cet article n’a pu être écrit que grâce à l’ensemble des recherches et des éléments sur les marins-esclaves de Montoir paru dans l’article d’Yves Gourhand, Des Marins Montoirins Esclaves au Maroc (1701-1716), (non daté) mis en ligne sur : http://lastephanoise.fr/articles-rediges-et-mis-en-ligne-par-yves-gourhand.html
Courte bibliographie
- Yves Gourhand, Des Marins Montoirins Esclaves au Maroc (1701-1716).
- Mohammed Ennaji, Le Sujet et le Mamelouk. Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe, éd. Mille et une nuits, 2007.
- Malek Chebel,L’esclavage en terre d’Islam- le regard d’un anthropologue, 2007. https://www.herodote.net
- Ordre de Notre-Dame-de-la-Merci: https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/2042466
La maquette d’un chébec exposée au Musée de la Marine en Bois du Brivet à Montoir de Bretagne
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